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En toutes lettres

Écrire, c’est laisser la mémoire faire son œuvre.

Réveil toi, tu es en première année scolaire

La première rentrée, je ne pourrai jamais l'oublier. Les regards des enfants, pareils à des flèches, transperçaient chaque recoin de mon corps frêle. Leurs questions, bien qu’inaudibles, hurlaient à travers leur silence assourdissant. Mes yeux tentaient tantôt de croiser les leurs, tantôt de fuir. Seule la main rassurante de Si Eddahabi sur mon épaule m’apaisait , elle me guidait, m’empêchait de tomber : debout, asseyez-vous ; debout, asseyez-vous… Ces mots répétés d’une voix calme, mêlés au tumulte qui agitait la classe, furent ce qui me ramena à cette réalité à la fois belle et mystérieuse : Mohiddine, te voilà en première année du primaire.

Toutes les places étaient prises, alors l’enseignant m’indiqua la dernière table, à côté de l’élève Idriss, un garçon gentil — je découvrirais plus tard à quel point — mais qui avait l'âge de mon frère aîné. Ce qui était censé être une place provisoire devint finalement ma place attitrée pour toute l’année.

Les premiers jours passèrent sans événement notable. Je me levais tôt, partais avec ma cousine ,qui était aussi ma camarade de classe, pour emmener la vache au pâturage, en attendant le petit-déjeuner. Après le repas, nous guettions le passage du bus venant de Fès, le fameux "bus de dix heures". Nous courions alors, vers l’école… et arrivions souvent en retard. Si Eddahabi, bien que clément, ne pouvait rien contre les jumeaux Ahmed et Mahmoud, toujours prompts à rappeler au maître que le retard était dû à ma cousine, et qu’ils m’avaient plusieurs fois conseillé de dormir chez mes oncles plutôt que chez ma tante. Inévitablement, elle écopait des remontrances du maître, tandis que moi, je jouais le rôle de la pauvre victime impuissante.

Le cours se déroulait sans encombre ,du moins pour moi. Le maître semblait me considérer comme un invité dans cette école. Même lors des punitions collectives, il m’épargnait. À treize heures, à la fin de la matinée, les élèves venus de loin ( "Ouled Maryam", "Ouled Hamama", "Bouyba", "Chmamna", et d’autres ) devaient patienter dans les cours attenants à l’école jusqu’à la reprise de l’après-midi. Durant cette pause, j’étais souvent pris en charge soit par le gardien de l'école, qui me permettait de manger à la cantine, soit par mon ami Idriss, qui partageait volontiers son repas avec moi. Les cours de l’après-midi se terminaient à dix-huit heures. Exceptionnellement, les élèves vivant loin pouvaient sortir à dix-sept heures trente. Plus d’une fois, j’ai profité de cette exception pour partir plus tôt , Ahmed et Mahmoud savaient pertinemment que je ne me rendrais pas au douar "Karma Ben Salem" comme je faisais croire à l’enseignant. Je pense même qu’il le savait aussi. Mais après tout, je n’étais qu’un invité.

En dehors du temps scolaire, quand ma cousine et moi n’avions rien de prévu, j’emportais souvent avec moi le livre de lecture de "Boukmakh" et partais vers les collines avoisinantes, appelées Lhajar, pour m’adonner à mon passe-temps préféré : la lecture à voix haute, sans retenue. J’en profitais aussi pour réviser les mathématiques, ma matière de prédilection.

L’année s’écoula ainsi, jusqu’au jour où le maître posa une question dont je ne me souviens plus. Un silence pesant envahit la classe. Il attendait une réponse, en vain. Juste avant que le découragement ne le gagne, une voix enrouée s’éleva , c'était la mienne. Le maître me lança un regard comme s’il me découvrait pour la première fois.

  •  Répète ce que tu viens de dire ?
  • Je ne savais que faire… Avais-je rompu un pacte tacite sans le savoir ? M’étais-je aventuré sur un terrain qui n’était pas le mien ? Rassemblant mon courage, je répétai ma réponse.

Il réagit froidement :

  • Bien. Va t’asseoir.

Et il s’éloigna, me laissant dans la confusion, sous les regards perçants de mes camarades.

Cet événement aurait pu passer inaperçu. La vie aurait repris son cours. Mais ce qui lui donna un vrai sens, c’est ce qui se produisit ensuite.

Un jour, alors que le maître parlait avec un collègue, la classe devint très bruyante. Malgré ses multiples interventions, le vacarme persista. Une fois sa discussion terminée, il revint en classe, une branche d’olivier à la main. C’était le début de la séance de "falqa" , la punition collective au bâton. Pour moi, cela ne changeait rien , j’étais toujours celui qu’on considérait comme un simple invité. Comme à chaque fois, je posai ma tête sur la table, feignant le sommeil pour ne pas assister à la scène. Mais ... cette fois, les choses ne se passèrent pas comme d’habitude. Après avoir puni un de mes camarades, le maître m’appela.

Je levai les yeux, étonné et inquiet. Il me dit :

  • Tends les mains.

C’est à ce moment-là que j’ai vraiment compris que j’étais en première année de l’école primaire… et que je n’étais plus un simple invité.

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