Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
En toutes lettres

Écrire, c’est laisser la mémoire faire son œuvre.

Le chemin épineux de la liberté

Avant de sortir de chez elle, elle jeta un coup d’œil depuis la fenêtre pour observer les environs. La rue était vide, sauf la place attenante à l’épicerie du village. Elle scruta les visages : tout le monde était là, les jeunes comme les vieux. En cette période de l’année, les activités agricoles ralentissent dans le village, et la place près de l’épicerie devient alors un lieu de rassemblement incontournable. On ne peut s’y soustraire, ni s’en échapper. Pour les femmes, en revanche, ces moments marquent un durcissement des restrictions sur leur liberté de mouvement. Les hommes s’accaparaient un emplacement stratégique qu’aucune femme ne pouvait éviter sans le longer, rendant ainsi chaque sortie de la maison périlleuse. Certaines étaient même interdites par leurs maris de passer par là aux heures de pointe, généralement entre l’Asr (milieu d’après-midi) et le Maghreb (coucher du soleil).

Quoi qu’il en soit, elle devait sortir. La tâche qu’elle s’apprêtait à accomplir ne pouvait être remise à plus tard. Elle jeta un « hayk » (grand voile traditionnel) sur son corps, s’assura qu’il la recouvrait entièrement, se regarda dans le miroir et esquissa un sourire : son corps tout entier était dissimulé, à l’exception d’une petite ouverture lui permettant de voir la route. Elle se dirigea vers la porte, non sans jeter un dernier coup d’œil par la fenêtre. La « jamaâ » (le groupe) était bien en place, les éclats de rire des hommes fendaient le ciel et parvenaient jusqu’aux oreilles des femmes dans leurs maisons. Elle tenta de mémoriser le parcours qu’elle allait emprunter. Elle savait que les regards masculins perturberaient immanquablement sa concentration. Elle murmura d’une voix basse mais audible :

  • Que Dieu me garde.

Le chemin à parcourir ne dépassait pas quatre cents mètres. La route descendait légèrement, car le village était situé au pied des montagnes du Rif. Ce n’était pas tant la pente qui la dérangeait – elle avait l’habitude de la descendre maintes fois –, mais le fait que, lorsque les hommes occupaient la place, elle devait légèrement dévier de son itinéraire pour ne pas passer devant eux. Ce détour, bien que court, l’obligeait à emprunter un passage très escarpé et glissant – la hantise de toutes les femmes du village.

Elle quitta la maison après avoir bien refermé la lourde porte en bois. Elle rassembla le « hayk » autour d’elle pour éviter qu’il ne gêne sa marche, et entama un trajet qu’elle savait semé d’embûches. Au loin, on entendait encore la voix de Mokhtar, qui contait à l’assemblée ses exploits imaginaires. Les rires fusaient, l’encourageant à poursuivre son récit dans une complicité manifeste. Elle s’élança, le pas assuré – du moins le croyait-elle. Après une centaine de mètres, elle s’approcha du groupe. Son cœur battait de plus en plus fort, et elle se mit à répéter à voix haute :

  •  Ô Toi le Doux, protège-moi… Ô Toi le Doux…

Lorsque Mokhtar cessa de parler, elle comprit que tous les regards, tous, s’étaient braqués sur elle. Le doute et la peur commencèrent à la gagner. Elle jeta un demi-regard vers le groupe, et les flèches de leurs yeux la transpercèrent. Tous suivaient la scène comme s’ils assistaient à un drame. Elle perdit le contrôle de ses jambes, le « hayk » entravait sa démarche. En voulant éviter une grosse pierre, son pied glissa et elle tomba à terre, devant tous les hommes du village. Elle tenta de se relever rapidement, mais le « hayk » gênait ses mouvements, et le silence pesant n’arrangeait rien. Elle finit par se redresser, le regard brûlant de colère, qu’elle fixa sur le groupe. Tous fuyaient ses yeux. Pour la première fois, elle perçut la gêne, le malaise profond de ces hommes face à ses yeux révoltés.

  • Voilà ce que vous voulez ?! Vous n’avez rien d’autre à faire que de nous surveiller ? Allez vous occuper ailleurs, cette terre n’est pas faite pour que vous restiez plantés là !

Elle écarta son « hayk », l’attacha autour de sa taille, et reprit son chemin, laissant le groupe interdit.

Cette semaine-là au moins, les hommes désertèrent quelque peu la place. Pendant ce temps, dans les cercles féminins, on ne parlait que de ce que leur amie avait fait au « groupe ». L’incident fut le début d’une nouvelle ère, encouragée par les jeunes du village.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article