Le Bouchon Gagnant

L’été est arrivé tôt cette année. Nous sommes en avril, et la chaleur a déjà dépassé les moyennes estivales des années précédentes. Il était deux heures de l’après-midi, et moi, accompagné d’un ami que je venais tout juste de connaître, attendions le train dans une gare isolée au cœur d’un petit village.

La chaleur était étouffante, la soif à son comble. Je sirotais de l’eau d’une petite bouteille, sans grand effet. En regardant mon compagnon, je vis son visage rouge, ruisselant de sueur, même sur son crâne chauve et brillant.

Rien à l’horizon, si ce n’est des champs flétris, jaunâtres, comme s’ils s’abandonnaient à la puissance du soleil. En tournant la tête, mon regard fut attiré par une bouteille en verre de soda, d’un brun miellé, dans un vieux frigo rouillé, recouvert de rosée. Je n’ai pas pu résister. Je m’en approchai, en achetai deux, et tendis l’une à mon ami. Mais sa réaction me choqua : il la refusa violemment, comme si je lui avais offert un objet interdit.

Nous montâmes dans le train à l’heure. Le climatiseur adoucit enfin notre supplice. Tandis que la voiture tremblait sur les rails, une question me hantait : Pourquoi avait-il refusé ?

Après un long silence, il me regarda, l’air désolé :

— Désolé pour ma réaction… Mais quand tu connaîtras mes raisons, tu comprendras.

Je lui demandai :

— Quelle est ton histoire ?

Il répondit :

— Il y a quelques années, j’étais entré dans un café de mon quartier. C’était l’été, et l’endroit était rempli d’amateurs de football.

À ce moment-là, une grande marque de sodas avait lancé une campagne promotionnelle : celui qui trouvait une image d’une pièce en or sous le bouchon remportait un prix en argent. Tout le monde commandait le même soda, espérant décrocher le gros lot.

Quand le serveur s’approcha de ma table, en allant vers un autre client, je lui demandai en plaisantant de me donner cette bouteille, en prétendant qu’elle était la gagnante.

Il accepta, et l’autre client ne protesta pas. J’ouvris la bouteille et me levai en criant :

— J’ai gagné ! J’ai gagné !

Tous les regards se tournèrent vers moi, cherchant à voir le bouchon. Je fis mine de le garder précieusement, je prolongeai la scène, tandis que mon voisin devenait de plus en plus furieux.

Je quittai le café sous les applaudissements, criant comme un fou :

— J’ai gagné ! J’ai gagné !

Les jours passèrent… jusqu’à ce que je reçoive une convocation au tribunal !

Mon voisin m’accusait d’avoir volé le prix. Je n’en revenais pas… ce n’était qu’une blague.

Mais la justice accepta la plainte, appuyée par des témoins, des articles en ligne, et même des vidéos sur les réseaux sociaux.

J’ai tenté de contacter la marque pour qu’elle me disculpe, mais elle refusa d’intervenir, disant qu’elle n’était pas partie à l’affaire. Puis, j’ai reçu une notification des impôts me demandant de payer une taxe sur un montant… que je n’avais même pas gagné !

Ma vie devint un cauchemar : tribunaux, avocats, interrogatoires… Tout cela pour un moment de légèreté !

Et chaque soir, il ne me restait qu’un corps épuisé, cherchant un sommeil qui ne venait pas, et une paix d’esprit disparue.

Il se tut. Je le regardai, interrogateur :

— Et ensuite ?

Il répondit, avec un sourire amer :

— Rien… J’ai compris que le jeu m’avait échappé, alors j’ai intenté un procès contre la marque. Je réclame le prix. .

— Comment ? Et sur quelle base ?

— J’ai le dossier du tribunal, la notification fiscale, les articles de presse, l’attention sur les réseaux sociaux… Tout laisse croire que j’ai gagné, même si ce n’est pas vrai.

— Et as-tu gagné le procès ?

— Non… il est toujours en cours. Sauf que le tribunal ne me convoque plus, et les impôts ne me réclament rien. Tout le monde attend l’issue de mon affaire avec la marque.

Je dis : c’est donc pour cela que…

Il m’interrompit :

— Depuis ce jour, j’ai développé une allergie psychologique à toutes les boissons gazeuses.